L'engagement humanitaire ou le pouvoir de servir

Article publié dans le journal de l’association Soutien aux réfugiés laotiens en décembre 1993.

OffrandesInexorablement, 18 années d’exil ont fini par creuser une génération d’écart entre la nostalgie du Laos d’hier et les réalités du Laos d’aujourd’hui, telles les vagues de la mer repoussant l’embarcation loin du port d’attache. Mais inlassablement, resurgit du fond de ma nostalgie cette recherche éperdue de mes racines. Au fond de moi même, brûle encore cette petite flamme qui s’appelle conscience.

Conscience et prise de conscience d’appartenir à une tradition, de partager une culture, de transmettre un héritage, trois symboles de valeurs morales et spirituelles sauvegardant l’âme d’un peuple.

Enclave dans la péninsule Indochinoise : le Laos vit dans sa destinée d'Etat tampon

Le plus petit Etat de l’Asie du Sud Est par sa population (4,2 millions d’habitants), et par sa superficie (236 800 km2), le Royaume du Million d’Eléphants et du Parasol Blanc est une terre de communication entre deux mondes. Au Nord et à l’Est du Mékong, deux pays de culture chinoise : la Chine et le Vietnam. A l’Ouest le Laos a subit comme la Birmanie, la Thaïlande et le Cambodge, l’empreinte de la culture indienne grâce au Bouddhisme. Terre de convergence de deux cultures qui s’interpénètrent harmonieusement pour créer l’identité de la Nation lao, une mosaïque d’ethnies, de dialectes, qui ont fait la richesse du pays malgré sa diversité.

Laos terre contestée, à la croisée des chemins de tous les affrontements qui ont ébranlé la Péninsule. Depuis la seconde guerre mondiale jusqu’aux deux guerres d’Indochine, il a été meurtri, ensanglanté par 35 années de conflits ininterrompus qui engendrèrent l’exode des populations.

Terre convoitée par ses puissants voisins (le Royaume du Siam et l’Empire d’Annam), le Laos doit à Auguste Pavie de ne pas disparaître de la carte du monde. Celui que l’on surnommait « Le Conquérant aux mains nues » sauvegarda le Laos en faisant de lui un Protectorat français en 1893.

Terre de lutte idéologique entre les grandes puissances, les Etats-Unis d’Amérique et l’URSS par le Nord Vietnam et les forces communistes du Pathet Lao interposées, ceci en raison de l’axe géostratégique que constitue le Mékong au centre de la péninsule. Malgré les Accords de Genève de 1954 et 1962, lui garantissant l’Indépendance et la Neutralité, le Laos fut éclaboussé par la Guerre du Vietnam qui n’était pas la sienne et bascula dans le camp communiste le 2 décembre 1975 par l’avènement de la République Démocratique Populaire Lao. Le Laos connut alors l’exode le plus massif de son Histoire contemporaine : 10 % de la population traversa le Mékong pour engorger les camps de réfugiés en Thaïlande. La Perestroïka soviétique annoncée par Mickaël Gorbatchev en 1986 renversa les alliances et redéfinit un nouvel équilibre politico- militaire dans la Péninsule rapprochant l’URSS et la CHINE, puissances jusqu’alors rivales, au détriment de l’influence vietnamienne ; La RPDL parvint ainsi à desserrer l’étau imposé par le Nord Vietnam à travers le « traité d’amitié » de 25 ans signé le 17/07/77. Bénéficiant de l’ouverture de la Perestroïka, le Laos accéléra la libéralisation de son économie vers l’Occident, alors que la réelle ouverture politique restait timide. Profitant du rapprochement sino soviétique, la Thaïlande puissance économique régionale incontestée décida de transformer cette zone d’affrontement en zone de paix basée sur les échanges commerciaux : une politique de paix largement facilitée par la désintégration du communisme en Europe de l’Est puis en URSS. Ces nouveaux enjeux déplacèrent ainsi la lutte idéologique vers la compétition économique.

L'avenir du Laos, le paradoxe de la fragilité

Ainsi la nouvelle conjoncture politique internationale semble être bénéfique à la vocation d’Etat Tampon du Laos, enclavé au cœur de la Péninsule ; Ne pouvant espérer faire le poids démographique contre 70 millions de vietnamiens et 60 millions de thais, il aura un rôle de modérateur politique important à jouer pour assurer l’équilibre de paix et de sécurité dans cette partie du monde si meurtrie par les guerres.

Par ailleurs, le Laos situé à l’intersection de deux axes de communication qui vont sans doute conditionner l’essor économique de la Péninsule, peut devenir un carrefour de développement, lieu de passages obligés de tous les échanges commerciaux. L’axe nord sud ouvrant les provinces de la Chine méridionale du Yunnan vers la Thaïlande en passant par les provinces du Nord Laos et le Mékong. L’axe Est Ouest reliant la Thaïlande au centre du Vietnam. Ainsi le Laos, état tampon apparaît comme l’essieu d’une roue autour de laquelle tournera la stabilité politique pouvant favoriser l’essor économique de la Péninsule.

De son apparente fragilité au sein d’un espace très convoité, l’état tampon peut paradoxalement tirer sa force. L’avenir du Laos dépendra donc de l’équilibre difficile du pouvoir économique et politique entre les puissances régionales et internationales. Il appartient aux dirigeants du Laos de demain d’avoir la clairvoyance politique ainsi que l’habilité diplomatique de valoriser les fonctions de cet Etat tampon afin d’y promouvoir la paix et le développement.

L'aide humanitaire au sein des rapports de force des nations

Elle est une nécessité :

Dans ce monde tourmenté par les luttes de pouvoir et d’intérêts, quelle est la place de l’humanitaire ? Quoi de plus révoltant que de voir impunis dictature, combats inégaux, victimes déshéritées, injustice, répression, détention, épuration ethnique, et de se sentir impuissant ? Plus que jamais nous avons l’impression que les grandes souffrances de ce monde ne sont plus que du ressort politique.

Alors que la politique raisonne en terme de pouvoir et de contre pouvoir, source de conflits et de destructions, la logique humanitaire raisonne en terme de devoir, ce supplément d’âme à la portée de notre main et de notre cœur qui permettre à la double révolte du cœur et la raison de devenir réalité.

L’aide humanitaire apparaît comme une nécessité face à l’immense souffrance humaine, engendrée par les hommes au détriment d’autres hommes, une nécessité, c’est-à-dire bien plus qu’un alibi politique. L’humanitaire, feu de la vie face à la politique feu qui consume. L’équilibre entre ces 2 antagonismes du pouvoir et du devoir devient indispensable pour la survie de l’humanité toute entière. L’idéal humanitaire n’appartient pas au domaine du rêve ésotérique, inaccessible, bien au contraire, il relève de l’art du possible, en terme d’efficacité, de projets concrets adaptés aux réalités de terrain.

L’humanitaire, une réalité :

A la lumière de l’expérience de nos équipes médicales sur le terrain, quelques idées force se dessinent : La situation sanitaire au Laos est grave : le minimum d’hygiène n’est même pas acquis, la formation des soignants est incomplète voire rudimentaire, contrastant avec le pléthore du personnel médical, la mortalité infantile oscille entre 180 et 300 pour mille en périodes de dengue hémorragique dépassant le taux des pays africains (142 pour mille).

Ainsi l’absence de soins et d’hygiène aggravent les épidémies de paludisme dont la prévention reste aléatoire. Il existe donc un réel problème de santé publique au Laos. Il ne s’agit plus de faire de l’humanitaire pour se donner bonne conscience, ni pour se justifier pleinement de sa dette morale vis-à-vis du pays natal.

Toutes les statistiques prédisent que l’Asie deviendra le continent sinistré du 21 è siècle :

Un continent dont la démographie croît plus vite que la production alimentaire et qui s’ouvre trop vite à un capitalisme anarchique, vecteur de certaines maladies comme le SIDA dont l’extension risque de devenir incontrôlable.

Le développement paraît être le meilleur contraceptif dans ces pays d’Asie où la mortalité infantile est compensée par une natalité exponentielle. L’amélioration du niveau de vie fera que les enfants meurent moins, qu’ils sont mieux élevés et naissent moins nombreux. Le Prix Nobel de la Paix, la poète chilienne, Graziéla Mistral disait « Nous sommes coupables de beaucoup de fautes, Mais notre pire crime c’est d’abandonner les enfants, De négliger la fontaine de la vie. Beaucoup de choses dont nous avons besoin peuvent attendre, L’enfant, lui ne peut pas attendre ; C’est maintenant que ses os, que son sang, que ses organes se développent Nous ne pouvons pas lui dire demain, Son nom est aujourd'hui.

L’assistance prolongée au développement se dessine comme une solution durable pour faire émerger le Laos lors d’une situation précaire. Il s’agit d’avantage de former que d’assister, d’apprendre à faire que de donner, de responsabiliser les populations pour aboutir à l’auto -suffisance et pérenniser l’aide occidentale souvent éphémère car trop ponctuelle, insuffisante face à l’immensité des besoins. Une médecine préventive planifiée à long terme plutôt qu’une médecine curative d’urgence.

FORMER, EDUQUER, DEVELOPPER, conduisant à L’AUTOSUFFISANCE et à la RESPONSABILISATION.

Teilhard de Chardin disait : « Plutôt l’empreinte durable que l’exploit éphémère, il ne faut rien détruire, mais faire monter, entraîner vers le haut »

La place de la diaspora laotienne : le devoir de servir

Face à ce vrai problème, que pouvons-nous faire ?

Nous, les laotiens du 3è pays représentons un potentiel irremplaçable dans le cadre de cette action humanitaire, grâce la connaissance de la langue, des traditions à la fois laotiennes et occidentales, au recul psychologique qu’impose la distance géographique.

C’est bien au cœur du pays que nous souhaitons parler, mais en même temps c’est à la raison et à la connaissance que nous devons nous appliquer par l’enseignement et par le maintien de liens authentiques entre le Laos et le France. Dans cette mesure, l’opportunité qui nous est offerte de travailler avec Médecins Sans Frontières est non seulement une chance pour l’association mais encore une gageure que nous sommes actuellement les seuls à pouvoir mener à bien grâce à notre spécificité multi ethnique, linguistique, et notre compétence médicale.

Notre souci de rigueur, la qualité de nos intervenants, nous a valu bien plus qu’un succès d’estime. Déjà des organisations humanitaires de dimension internationale, des groupes de pensées et de réflexion, certains responsables politiques, attestent de la maturité et de la crédibilité de notre association. D’un côté le Laos qui a le pouvoir a besoin de compétences de l’autre côté en France, il existe un vivier intellectuel inexploité de la diaspora laotienne qui a peur de s’engager. La mission positive de Rose Marie donne l’exemple de la faisabilité d’une telle expérience et prouve que l’aide humanitaire peut devenir catalyseur au changement, qui peut être rapprochera deux communautés déchirées par l’idéologie et par la guerre.

En commençant par construire ce modeste pont d’échanges entre ces deux communautés, seul le temps permettra d’abattre entres elles les murs de préjugés, de méfiance, et d’incompréhension. La démocratie commence par l’apprentissage de la tolérance, c’est à dire l’acceptation de ses différences. Les laotiens sont avides d’apprendre, de comprendre pour évoluer. Il est important d’accepter de donner pour recevoir. L’aide humanitaire à laquelle chaque laotien accepte de contribuer pour sauver la vie d’un autre de ses compatriotes, n’est plus un devoir d’ingérence mais davantage un devoir de servir, SERVIR pour prendre en main la destinée du Laos.

Ce potentiel intellectuel réside en majorité en France grâce à l’héritage de la francophonie que le Laos a su préserver à travers un siècle d’Histoire et d’amitié avec la France depuis sa découverte par Auguste Pavie. Le Roi OUNKKHAM du Laos lui déclarait : « Si mon fils y consent, nous nous offrons en don à la France ».

Auguste Pavie avait une conception humaniste de la colonisation, la France étant mobilisatrice de valeurs humaines, porteuses de civilisations et de progrès, dispensatrice de valeurs fondées sur l’émergence intellectuelle et sociale de l’autochtone. Il connut la joie d’être aimé des peuples chez qui il passait. Il vécut une existence où le rêve et l’action s’allièrent prodigieusement pour réaliser un destin unique qui fut en même temps celle d’un pays le Laos, une communauté d’âmes qui se donnait moralement à la France, et que Auguste Pavie conquiert par les cœurs, librement et sans contraintes. Le Laos traversa successivement 4 régimes politiques. La colonisation, le néocolonianisme, la monarchie libérale, le communisme.

Mais les aléas de l’Histoire n’ont nullement altéré sa fidélité ni son profond attachement à la culture francophone. Cette longue tradition d’amitié franco laotienne paraît bien plus que le feu des armes susceptible de permettre de sortir le Laos de l’impasse géopolitique. Nous espérons préserver pendant encore longtemps le privilège de la francophonie grâce à la réalisation de projets de coopération dans les 3 domaines prioritaires dans le développement d’un pays que sont : l’économie, la santé, et l’éducation.

Le choix d'aimer, le pouvoir de donner

L’exil m’a confrontée au combat pour survivre dans une société moderne de compétition. En France, j’ai réussi une excellente insertion, voire intégration, mais au fond de mon âme gisait toujours cette souffrance mal définie de n’appartenir à nulle part, celle d’être orpheline du pays, orpheline une seconde fois après l’apprentissage douloureux de la solitude face au silence des êtres tant aimés aujourd’hui disparus. Alors à travers l’humanitaire, j’ai fait le choix d’aimer, le choix d’une passion responsable, consciente des difficultés et surtout des dangers.

Vouloir soutenir l’humanitaire, c’est vouloir rééquilibrer les forces en présence et permettre qu’une idée généreuse, celle du don de se dépasser elle- même, s’inscrivant dans l’héritage que nous voulons laisser à nos enfants pour devenir une vraie philosophie, celle d’un homme debout, digne, mais aussi conscient des autres, une philosophie proche de la compassion bouddhiste. Sans cette dimension spirituelle de la compassion, la charité ne satisfait que ceux qui la distribuent et humilient ceux qui la reçoivent. Le don donne un sens à notre pouvoir d’aimer, une base financière solide pour faire face au quotidien et prévoir l’avenir.

Galilée disait : « Donner moi un point fixe et je soulèverai la terre ».

Le point fixe du Laos est son unité, source d’un immense potentiel d’énergies humaine, politique et économique. Le point fixe de l’être humain est sa personnalité, c’est-à-dire son identité intrinsèque : « On ne peut donner que si l’on a, on ne peut avoir que si l’on est ».

A la question « Quelle leçon avez- vous tiré de votre première expérience humanitaire » Rose Marie me répond sans l’ombre d’une hésitation : « Je suis devenue moi- même ».

C’est bien cette notion d’identité que je désirerais laisser en héritage à nos enfants laotiens nés en exil, ces petits français aux yeux bridés, déchirés entre deux cultures, entre deux éducations. L’éducation est le tuteur de la plante, comme la graine est l’hérédité, et la terre l’environnement socio- économique. Elle permet à l’être humain de sortir de son ignorance pour reconquérir sa liberté.

Qu’est- ce que la liberté ? « C’est de prendre parti sans parti pris, en son âme et conscience sans jamais renier ses convictions ni ses engagements. La véritable force ne se montre pas mais se démontre à travers la crédibilité de ses actes.